Le nom du Val d’Anniviers trouve son origine étymologique dans “l’année sur les chemins”, en raison des transhumances qui ont rythmé jusque dans les années soixante les déplacements de la plupart des habitants de la vallée. Un certain nomadisme, avec ses départs et ses retours, ses entrées et ses sorties, ses “remuages”, est ainsi inscrit dans la toponymie même du val.
En Anniviers, j’ai trouvé une île dans les montagnes, un pays suspendu à mi chemin entre le ciel et la terre, comme le racontait si bien S. Corinna Bille, un port d’attache et un lieu d’inspiration. Dans une première étape de travail réalisée en 2015 Le Géant était une notion métaphorique, qui se déclinait et se transformait - tantôt, il était le glacier, ou la montagne, une ombre projetée sur un chemin, ou le temps lui-même qui n’existe nulle part ailleurs que dans l’instant présent. Il manquait pourtant un cœur à cette histoire, un personnage, ou une voie à suivre plus en profondeur.
Ainsi, je me suis d’abord rendue à l’alpage de Moiry, à presque 2’500m d’altitude, cette étable qui ressemble à un navire en peine mer, abrite un troupeau de plus d’une centaine de vaches de la race d’Hérens et un équipage de cinq personnes, toutes venant d’ailleurs. Parmi eux, j’ai fait la connaissance de deux frères roumains, que je retrouvai l’année suivante dans un autre alpage de l’autre côté de la vallée du Rhône à Mondralèche. Ces bergers vivent une moitié de l’année en Suisse et l’autre en Roumanie au rythme de contrats de travail de courte durée. En suivant ces deux frères je me suis intéressée à leur vie de travailleur nomade, et si cette main d’œuvre étrangère n’est pas nouvelle en Suisse et encore moins dans le secteur de l’agriculture – qui reste le secteur le plus tributaire des travailleurs venus de l’étranger, elle continue d’évoluer en fonction des frontières et des enjeux contemporains. Si bien qu’aujourd’hui en Roumanie, presque chaque famille comporte un ou plusieurs membres travaillant à l’étranger.
Ces bergers roumains ou polonais qui se relayent dans les fermes et dans les alpages auprès d’immenses troupeaux de vaches, tant chéries par leurs propriétaires et tant admirées par les touristes, sont devenu les garants du patrimoine valaisans. Je me suis alors demandé quelle sorte de vie était la leur, et puis, plus loin que la vallée alpine, et au de là de la situation spécifique de ces travailleurs, une autre question m’habite ; comment construit-on une vie à cheval entre deux mondes, entre deux pays, entre deux cultures ?
À la fin de l’année 2019 je me suis rendue en Roumanie pour rendre visite aux bergers et à leur famille et faire des photographies. Dans ce village à quelques heures de route de Bucarest, j’ai rencontré d’autres villageois qui semblaient connaître la Suisse rurale et agricole mieux que moi. Certains avaient travaillé près de Bulle, d’autres en dessus d’Aigle ou plus haut dans des alpages dont j’ignorais le nom. Des voitures circulaient dans les ruelles du village roumain avec des plaques valaisannes et fribourgeoises. On me parlait en français en utilisant des mots patois que je n’avais plus entendu prononcé depuis mon enfance.
La vie alternée, c’est peut-être là le véritable défi de ces nouveaux nomades de la mondialisation. Mais là, en haut, à l’alpage, le challenge est aussi au cœur d’un mode de vie qui s’apparente à celui de l’équipage d’un navire lors d’une traversée de plusieurs mois en mer. Une vie à l’écart, où chacun effectue une tâche précise et quotidienne et où chaque action en complète une autre, pour produire un résultat tangible, en commençant par l’herbe qui fleurit sur les pâturages pour finir par le fromage qui remplit les caves.
Enfin, j’ai simplement aimé regarder ces bergers, dont les gestes et le savoir sans doute me rappelle là d’où je viens, mais aussi que comme eux, je suis d’ailleurs. À travers cette série de photographies qui fonctionne presque en huit-clos, les bergers sont au travail - en vérité, ils ne sont presque plus que des corps travaillant - des heures de traite matin et soir, sept jours sur sept. Le temps est réduit à ces gestes et il n’y a plus que les corps des hommes tout contre celui des bêtes. En hors champ on perçoit le bruit de la machine à traire, les éclaboussures d’une vache qui pisse sur le sol de l’écurie, la main rêche qui passe sur le flanc chaud, un juron en roumain lorsque la queue fouette le visage, un soupir de fatigue, un regard gêné et fier qui se dérobe derrière une casquette sur laquelle il est écrit comme une providence : “B-on the move”.
Anne Golaz, 2021
Ce projet en cours a été initié à l’occasion de la 6ème Enquête Photographique Valaisanne et exposé à la Ferme Asile de Sion du 10 Octobre 2021 au 02 Janvier 2022